Philosophie et références du projet
Les séances d’animation et de communication autour du récit, des livres et des histoires telles que les propose Saparlipapote (Ça parle, lit et papote) s’appuient sur des travaux, observations, expériences et actions menés depuis quelques décennies déjà par des spécialistes de l’enfance : psychologues, psychiatres, enseignants, linguistes, logopèdes, bibliothécaires, animateurs culturels, accueillants de la petite enfance…
Parmi ceux-ci, certains aspects particulièrement pertinents en regard de nos actions avec les jeunes enfants ont retenu notre attention et nourri notre projet :
- les travaux d’Emilia Ferreiro concernant l’intérêt porté à l’écrit par l’enfant dès son plus jeune âge
- les actions menées en France depuis une trentaine d’années par l’association A.C.C.E.S. (Actions Culturelles Contre les Exclusions et les Ségrégations) initiées et encadrées par le Docteur Marie Bonnafé, psychiatre-psychanalyste et par le psycholinguiste Evelio Cabrejo-Parra
- les écrits d’Alain Bentolila, sociolinguiste qui s’intéressent davantage au langage en tant qu’instrument de socialisation dans ses ouvrages « Le Verbe contre la barbarie » sous-titré « Apprendre à nos enfants à vivre ensemble », et « Parle à ceux que tu n’aimes pas » sous-titré « Le défi de Babel », édités chez Odile Jacob en 2007 et en 2010.
1. Les études menées par Emilia Ferreiro sur des populations très variées dans différentes régions du monde ont montré que l’intérêt pour l’écrit est général chez les tout-petits, dès avant 3 ans, c’est-à-dire au moment même où se construit le langage oral, et cela même s’il n’existe aucune stimulation de l’entourage.
Jusqu’à 4 ans et demi – 5 ans, ils demandent aux adultes qu’ils leur lisent des histoires à voix haute. En grandissant, beaucoup d’enfants n’ayant pas été familiarisés auparavant avec ces textes vont perdre cet intérêt premier.
A partir de 5 – 7 ans, les différences s’accusent : dans les milieux stimulants et habituellement lecteurs, nombreux sont les enfants qui gardent un intérêt actif pour l’écrit.
A l’inverse, dans les milieux moins stimulants, plus nombreux sont les enfants qui, autour de 6 – 7 ans, se désintéressent de tout ce qui est écrit. Il ne s’agit pas d’une altération de la capacité d’apprendre mais plutôt d’une appétence pour la chose écrite qui s’est tarie.
Cela ne veut pas dire que l’on ne pourra rien faire plus tard, mais il faudra parfois beaucoup de temps pour restaurer chez l’enfant déjà grand cet intérêt et ce plaisir non entretenus concernant le langage écrit, le livre et les histoires.
2. Les travaux et actions d’A.C.C.E.S. nous ont entre autres sensibilisés aux différentes formes du langage oral.
Selon Marie Bonnafé, deux types de langage environnent l’enfant :
- Le langage du commentaire (ou langage factuel) : c’est celui que chacun utilise pour accompagner faits et gestes de la vie quotidienne ; c’est un commentaire continu sans début ni fin. Il s’agit souvent d’un langage répétitif et lacunaire dont le sens est compris à travers la situation vécue.
Exemples : « Vite, ça va être froid ! », « Tiens prends ça ! » - La langue du récit – que l’enfant repère très tôt et qui le captive –permet de raconter des événements qui se sont passés dans un autre temps ou un autre lieu. Elle les relate à distance, avec un début, un milieu et une fin.
Une caractéristique de cette forme de langage est le découpage dans le temps : le début fait attendre la fin et entre les deux, alternent les éléments de l’histoire racontée.
Les répétitions contenues dans ces récits ont une cohérence interne, un jeu et une poétique présents dans le texte même et dans le récit en images qui lui est accolé. On les retrouve dans les comptines, les histoires réelles ou imaginaires et les contes racontés et lus aux enfants.
Exemples : « Il était une fois… », « Tu te rappelles… » - « C’est le jeu entre les deux langues qui est constitutif de l’acquisition du langage chez l’enfant, et avec celle-ci, plus largement, de la constitution d’un espace psychique intérieur pour la pensée et l’imaginaire, fondamental dans le développement de l’enfant.
C’est ainsi que s’exerce sa capacité de jouer en lui-même avec les situations et les personnes qui l’entourent et les émotions qu’il ressent.. » - « Les observations réalisées par les acteurs d’A.C.C.E.S. portant sur les moments de lecture et de jeu avec les livres et les jeunes enfants démontrent qu’ils sont véritablement captivés par la langue du récit avec ses caractéristiques qui s’opposent au langage courant. Ils entrent alors dans un monde magique et fabuleux. On s’en rend compte lorsqu’ils entendent des comptines et manipulent les pages des premiers albums. »
- « L’adulte joue un très grand rôle en se faisant le porte- parole de cette langue du récit. Il se doit alors de ne pas imposer ses propres interprétations mais de respecter le monde secret de l’enfant. Ce qui compte, c’est la qualité du temps consacré à l’enfant : un temps de plaisir partagé qui peut être long ou court mais jamais forcé. »
3. Les observations et réflexions de nature sociologique d’Alain Bentolila nous ont aussi interpellés :
- « L’apprentissage de la langue conditionne le destin personnel, scolaire et social de chacun de nos enfants. Qui sait parler, lire et écrire, sait penser par lui-même, mais aussi réfléchir sur le monde, avec les autres, accepter l’autre, trouver sa place en société. Or, tout se joue très tôt dans cet apprentissage fondamental de la langue, qui est aussi celui de la différence ».
- « Les enfants n’arrivent pas tous à égalité à la porte de l’écrit. Certains ont eu la chance de rencontrer tout au long de leur parcours préscolaire des médiateurs bienveillants, attentifs et éclairés qui leur ont progressivement permis de comprendre le rôle du langage et les principes essentiels de ses modalités de fonctionnement.
Les autres, moins heureux, n’ont pas cette chance.
N’ayant avec la langue aucune distance, ils n’ont qu’une idée confuse des éléments qui la constituent et des règles qui l’organisent ce qui conditionnera l’avenir linguistique et, plus généralement, la réussite scolaire et plus tard sociale de bien des élèves. - En matière de communication orale, les démarches pédagogiques ne sont pas faciles à mettre en œuvre : elles supposent en effet des moyens et une formation permettant d’écouter, d’évaluer et de faire progresser chaque enfant.
Ne l’oublions pas : les paroles s’envolent ! De ce fait, il est délicat de travailler sur une matière aussi volatile et éphémère que l’oral. Ajoutons à cela que l’on a affaire à une trentaine d’élèves dont les capacités de parole et les capacités d’écoute sont extrêmement inégales, et l’on comprendra pourquoi il n’est pas simple de programmer et de vérifier des avancées significatives en communication orale en cours d’année scolaire. - Pourtant, cette entrée dans le langage par les activités d’expression orale est essentielle. L’enfant construit ses capacités langagières et s’approprie la langue grâce aux interactions avec les adultes et, à un moindre degré, avec ses pairs. Il est nécessaire d’offrir à chaque enfant une aide à la construction de ses capacités langagières et lui permettre d’expérimenter le fonctionnement, les rituels, et les règles de la communication avec autrui. »
C’est en se référant à ces diverses dimensions linguistiques, culturelles et sociales de la communication et de l’imaginaire enfantins que travaillent les bénévoles de Saparlipapote en installant autour des livres, des histoires, des marionnettes et des comptines, des moments de jeux, d’échanges verbaux et de lecture- plaisir très appréciés par les enfants.
Bibliographie
Emilia Ferreiro, L’écriture avant la lettre – Hachette éducation – 2000
Emilia Ferreiro, Culture écrite et éducation – Retz – 2002
A.C.C.E.S., Actions Culturelles Contre les Exclusions et les Ségrégations : https://www.acces-lirabebe.fr/
Marie Bonnafé, Les livres, c’est bon pour les bébés – Fayard 2011
Alain Bentolila, Le Verbe contre la barbarie, Odile Jacob – 2007.
Alain Bentolila, Parle à ceux que tu n’aimes pas. Le défi de Babel, Odile Jacob – 2010